L’idole des vaincus

            Sur l’église de la Madeleine se dresse un immense portrait de Johnny. Il a l’air incroyablement sympathique et on a aussitôt envie d’être de ses amis. Sa figure souriante regarde les individus de cette foule comme s’il voulait s’adresser personnellement à chacun. En bas tout le peuple des fans attend l’arrivée du cortège funèbre le long des barrières qui bordent la rue royale. Une sono déverse les chansons de Johnny que parfois une partie de la foule reprend brièvement. Ils attendent à grand renfort de selfies, filment on ne sait quoi avec leurs téléphones. Ils sont de tous âges, mais la plupart d’entre eux ont la cinquantaine bien tassée. Ils sont la France ordinaire, la France périphérique. Celle des braves gens. Les quelques touristes venus visiter les boutiques de luxe aux alentours détonnent dans cette foule de gens dont le dénominateur commun est d’être mal habillés. Ça et là quelques bikers usés au ventre toujours trop tendu et aux cheveux souvent gris quand ils ne se sont fait rares ajoutent cette touche faussement américaine, un peu toc, qui était la marque de fabrique de Johnny. Ceux qui se sont rassemblés par centaines de milliers ce samedi 9 décembre 2017 sont la France blanche au sein de laquelle on cherche vainement la diversité, la France populaire et, il faut bien le dire, un peu triste. Certains pleurent ou arborent un visage triste, mais la plupart d’entre eux sont presque comme à la fête, et on croirait que leur idole va venir en personne pour les saluer. Il semble que le festif doivent s’inviter jusque dans la mort, et on appréhende le moment où le cortège va arriver. Le silence se fera-t-il seulement ?

            Peu à peu le soleil de cette matinée sans nuage vient réchauffer la rue Royale, comme si les dieux, ou peut-être Dieu lui-même, avaient décidé que l’hommage à Johnny devait se faire dans les meilleures conditions possibles. Voilà qu’on distingue juste au ras des têtes le toit brillant dans le soleil de ce qui semble être un corbillard. Le véhicule est arrêté juste à la jonction entre la place de la Concorde et la rue Royale, et une dame d’une soixantaine d’années me demande gravement si le cercueil est déjà passé. La question m’est répétée par un jeune homme tout ce qu’il y a de bcbg quelques minutes plus tard, alors que je n’ose être sûr que le cortège est si proche. D’un coup le véhicule s’est remis en marche. C’est bien lui. Johnny va passer devant nous. La sono s’est enfin tue. Les fans scandent son nom et prennent force photos. Face à moi s’ouvre un miraculeux espace entre deux spectateurs qui me permet de venir tout contre la barrière. Lentement, le corbillard s’avance entre les haies de fans et laisse admirer un cercueil blanc laqué. C’est donc cela, la mort de Johnny. Je l’aurais vu de près au moins une fois. Presque.

            Derrière vient le cortège des limousines noires depuis lesquelles certaines personnes manifestement importantes saluent parfois la foule d’un sourire discret alors que celle-ci hurle « Johnny ! Johnny ! ». Voici qu’un homme lance une fleur en direction d’une des voitures qui transporte quelqu’un dont le visage m’est totalement inconnu. Juste avant, Line Renaud a salué gentiment de la main. On se croirait presque à Cannes.

            La foule se presse maintenant vers la Madeleine, à tel point qu’il n’est plus possible d’avancer. Le cercueil va être porté dans l’église. Mais juste avant s’élève la voix désormais familière du Président de la république, dont le discours prudemment fédérateur se termine par un hommage habile et presque émouvant à Johnny dont on commence à croire qu’il incarnait vraiment quelque chose de profondément français. À quelques pas de moi une femme est en larmes. Le Président fait applaudir Johnny à la fin de son discours. C’est peut-être bien la première fois qu’il s’adresse directement à tout ce peuple de gens qui n’ont probablement pas voté pour lui. Peut-être même sont-ils de ces Français qui n’ont pas voté du tout.

            Le prêtre prend alors la parole et rappelle le baptême de Johnny avant de l’accueillir dans la mort. Le cercueil est porté à l’intérieur sous le regard de la foule qui tente de saisir un fois de plus l’éclat de cette chose blanche qui paraît bien petite sous les colonnes immenses de la Madeleine.

            Johnny n’est plus, et avec lui c’est tout une France qui assiste à son propre enterrement, cette France des couches moyennes et populaires, cette France périphérique et fatiguée. Johnny, au fond, était l’idole des vaincus.

            Car Johnny incarnait avant tout la ringardise française avec une splendeur indéniable. Il avait une voix et un charisme qui lui ont permis, avec un manager habile, de mener une carrière de plus de 50 ans, ce qui est respectable. Mais Johnny était dès le début, et bien malgré lui, le symbole de cette France déjà dépassée par la marche du monde, déjà marginalisée. Il a commencé en 1960, singeant un Elvis dont le style était alors déjà daté, quand de l’autre côté de la manche surgissaient les Beatles, les Stones et les Who. Cette tentative pathétique de rocknroll a rapidement tourné à la variété, genre dans lequel Johnny excellait, mais genre médiocre destiné aux masses dépourvues de goûts musicaux sûrs tout autant que de culture. Car Johnny n’avait rien d’un rocker ni d’un rebelle. Tout l’imaginaire américain qu’il portait reposait sur la reconstruction fantasmée de ce que l’Amérique pouvait offrir de plus ringard.

            Johnny, c’est le symbole de ce rendez-vous raté avec le monde, de cette France de baby-boomer sûrs d’eux qui pourtant ne comprenaient déjà plus rien. Ils étaient les vaincus d’une guerre qu’ils ne soupçonnaient même pas, trop heureux d’avoir pu échapper à la dernière vraie aventure militaire française qui s’était achevée tragiquement un jour de 1962.

            Johnny, je dois l’avouer, m’a toujours laissé indifférent. Je suis totalement hermétique à ce qu’il est et à cette variété sans surprise, toujours convenue et dépourvue de poésie qu’il portait si haut. Il me semble totalement impossible d’aimer à la fois Led Zeppelin ou Iggy Pop et Johnny. Écouter Johnny n’est pas même du mauvais goût, c’est de l’absence totale de discernement. Il était bon dans son style, mais son style n’était apprécié que de gens qui, justement, commençaient à décrocher de ce qui se faisait dans le monde. Paradoxalement, et malgré toute la quincaillerie faussement américaine, qui aurait probablement fait rire de pitié les Américains s’ils avaient seulement pu soupçonner l’existence d’un personnage aussi improbable que Johnny, cette variété qui se voulait héritière du rock américain ne s’adressait qu’à la France profonde, la France qui, pour le meilleur ou pour le pire, ne pouvait plus s’intéresser qu’à elle-même.

            Johnny est cette tentative avortée de la France de faire jeu égal avec les anglo-saxons. Il a été malgré lui le symbole de l’aveuglement français, de l’incapacité de la France à produire quelque chose d’original qui puisse se hausser au niveau des plus grands. Johnny était un génie irrémédiablement local, et c’est pour cela qu’il parlait au cœur de tant de Français.

            Johnny n’était pas rock parce que l’esprit français n’est pas rock. Johnny ne pouvait rivaliser avec les géants du genre. Alors oui, on le voit sur une photo avec Mick Jagger, il a fait des ronds de fumée avec Hendrix et Bono s’est fendu d’une petite phrase pour dire que c’était un brave type. Mais personne n’est dupe. Johnny était un ringard flamboyant.

            Avec Johnny, c’est la France périphérique qui est orpheline de son idole. C’est toute une France qui disparaît, une France blanche populaire qui cherchait dans Johnny le baume au cœur face à sa disparition inexorable. Johnny n’est plus. Il va falloir s’y faire : la France d’hier disparaît peu à peu. La France ne pourra plus se cacher, ne pourra plus aimer Johnny qui, à son corps défendant, constituait au fond un rempart ultime contre l’américanisation vulgaire dont le rap et le KFC constituent les formes les plus dégoûtantes et les plus achevées.

            Pendant quelques instants au cœur de cette foule, j’ai aimé Johnny. C’était un brave type qui parlait au cœur des Français, et cela est plus précieux que tout. Une fois oublié tout le toc, il reste quand même quelque chose. Ce quelque chose, c’est Johnny : un type qui malgré lui est devenu aussi français que le pinard, la baguette et, peut-être, que Jeanne d’Arc.

            Je ne suis pas sûr de comprendre vraiment cette France-là, mais comme tous ceux qui m’entouraient, j’ai réussi à sentir que quelque chose d’important partait sous nos yeux.

            Puis je suis rentré chez moi. J’ai mis Iggy Pop. Lust for life. Rien à dire, c’est nettement meilleur. Je suis un mauvais Français.

4 réflexions sur « L’idole des vaincus »

  1. Vous avez raison: un américain en toc qui faisait rêver ceux qui rêvaient d’Amérique, qui rêvaient l’Amérique pour échapper à leur médiocrité franchouillarde.

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  2. je vous ai cité chez Pharamond (Guerre civile et yaourt allégé)
    Votre texte, que je trouve très bien tourné et auquel je souscris pour la plus grande part, y a été apprécié.

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