J’ai vu Joker de Todd Philipps, et c’est presque aussi bon que ce que laissait présager la bande-annonce. Noirceur, violence, solitude, frustration et éclatement. Une photo remarquable, une bande-son impeccable et une mise en scène qui ne se laisse jamais aller au tape-à-l’oeil. Joker est formellement un très bon film, et ses thèmes touchent juste. Ce film a été annoncé par ses détracteurs comme un manifeste pour incels au bord du basculement, et il n’est pas loin de l’être. Signe des temps, il est probablement plus pessimiste que ses illustres prédécesseurs.
Le modèle est manifestement Taxi Driver, auquel on aurait greffé la dimension tragi-comique de The King of comedy. À chaque fois c’est le drame d’un loser solitaire, réprimé, ignoré, moqué. Un type qui n’est rien. Là où Travis Bickle se débat dans un combat existentiel pour assumer une masculinité qui lui échappe dans un monde trop complexe, Rupert Pupkin cherche à tout prix la reconnaissance et croit en lui-même jusqu’à l’aveuglement, et ce malgré son absence manifeste de talent. Il y a dans le personnage d’Arthur Fleck des éléments évidents : lui aussi est un dépressif solitaire qui se bourre de médicament et tient un journal qui ressemble fort à celui de Travis Bickle, mais il est également un clown pathétique et raté qui ne rêve, tout comme Rupert Pupkin, que de passer dans l’émission comique phare de la télévision.
Arthur Fleck cependant possède une dimension qui m’a semblé un peu décevante, celle de la maladie mentale avérée. Fou, il n’est plus entièrement responsable de ses actes, et la mécanique infernale de solitude et de désocialisation qui jouait parfaitement pour Bickle et Pupkin perd ici un peu de son utilité. On aurait aimé un Joker moins fou, ce qui l’aurait rendu forcément plus cynique et plus méchant – mais il semble que Todd Philipps ait reculé devant la possibilité de faire de son héros un méchant véritable. Il lui fallait cette excuse de la maladie mentale pour désamorcer les implications les plus effrayantes de son personnage.
Ce qu’il y a de commun entre Bickle, Fleck et Pupkin, c’est l’absence totale de père, donc de guide et de garde-fou. Dans Taxi Driver, nous ne savons presque rien des parents de Travis, à qui il écrit régulièrement et dont nous ne pouvons même pas dire qu’ils existent réellement. Si Travis a bien un père et une mère, il a quasiment rompu avec eux et se place comme une sorte d’orphelin, un homme qui, selon ses propres mots, a été poursuivi par la solitude toute sa vie. Arthur Fleck et Rupert Pupkin sont bien plus proches. Tous deux vivent avec leur mère et ne connaissent aucune figure paternelle. La mère de Pupkin ne nous est connu que par sa voix et est reléguée au second plan, mais l’admiration de Pupkin pour un animateur de télévision célèbre est évidemment une recherche de figure paternelle dont l’absence dans sa vie laisse le champ libre à la mythomanie puis à la violence. Le cas d’Arthur Fleck est un peu moins subtil. Todd Philipps nous montre franchement la relation malaisante, malsaine qu’il a avec une mère dont nous apprendrons par la suite qu’elle n’est qu’adoptive (ce qui permettra de faire passer son meurtre par Arthur), et met en évidence la recherche d’un père. Arthur Fleck est rejeté par le riche Thomas Wayne puis méprisé et moqué par le présentateur de son émission préférée. Double échec, double frustration.
La relation de Arthur Fleck aux femmes reste de l’ordre de l’imaginaire, mais ne possède pas la dimension frustrante centrale qu’on trouve dans Taxi Driver. Au fond, dans Joker, l’accès aux femmes n’est même pas une possibilité pour Fleck. Pour lui, tout est joué d’avance et cette porte est fermée quoi qu’il arrive, alors que Travis Bickle et, dans une moindre mesure, Rupert Pupkin, pouvaient nourrir un espoir de relation avant que tout ne s’écroule, en partie par leur faute. Arthur Fleck est un looser intégral, un outcast, comme le montre sa proximité avec le nain qu’il épargne après avoir massacré un collègue de travail. Fleck est déjà du côté des freaks, des monstres, des anormaux.
C’est une peinture assez angoissante de ce que peut vivre un incel, ce célibataire involontaire qui devient une figure ignorée mais centrale de notre monde. Le Joker en est évidemment une version outrée, grotesque, extrême, mais il pointe l’existence de ces hommes, jeunes ou moins jeunes, qui ne peuvent trouver leur juste place dans la société. Le Joker est une façon de se pencher sur ces hommes, d’essayer de les faire venir progressivement sur le devant de la scène. Plus personne ne peut croire au super-héros, ils sont en toc, alors que le Joker est beaucoup plus réel dans ses outrances. Il est d’ailleurs étonnant de voir la confrontation entre le Joker et le jeune Bruce Wayne, futur Batman, qui n’a qu’une dizaine d’années. Wayne est dépeint comme un gamin dont on devine qu’il est privilégié et a un destin tout tracé de personnage supérieur. Face à lui, et qui se croit son frère, nous voyons un Joker déjà homme, et qui a déjà tout raté par un mélange de fatalité et de basse naissance – il est d’abord un bâtard puis finalement un enfant abandonné, celui dont personne n’a voulu sinon une femme dérangée mentalement qui l’a adopté. Le Joker, c’est la figure de cet homme qui, dès le départ, n’a eu aucune chance. Pour qui il n’y avait rien, sinon une vie d’échecs et de renoncements.
C’est là que prend racine la dimension sociale du film, brute et simpliste, mais dont le message limpide est celle d’une révolte désespérée, envieuse et fatalement vouée à la violence puis à l’échec, de tous ceux qui sont considérés par la puissants comme, selon les mots du riche Thomas Wayne, « des clowns » – un mépris et une morgue qui rappellent de façon frappante Macron parlant des « gens qui ne sont rien ». Sous le masque de clowns grotesques, la populace se livre à un déchaînement de violence initiée à son corps défendant par Arthur Fleck. Cela fait écho de façon étonnante à la révolte furieuse mais un peu vaine des giles jaunes qui ne trouvent plus comme exutoire à leur colère que l’affrontement et l’accusation des riches et des puissants.
Malgré un certain manichéisme, Joker met le doigt sur quelque chose de très profond. La révolte n’est plus celle des peuples opprimés mais conscients politiquement, et ne mènera nulle part sinon à la violence libératrice sans lendemain. Il ne reste rien des luttes sociales, il n’y a plus que des individus plus ou moins résignés, plus ou moins équilibrés, et dont les plus brisés d’entre eux sont ceux qui, n’ayant plus rien à perdre, vont basculer et entraîner dans leur chute celle de toute la société. Mais comme il le dit lui-même, Joker ne fait pas de politique. Il est un pur nihiliste dont les difficultés existentielles sont décuplées par les difficultés sociales. C’est le visage moderne de la révolte face aux puissants : il sait qu’il n’obtiendra rien et ne prend même pas la peine de demander quoi que ce soit, seule lui suffit la catharsis de la violence. C’est un personnage grotesque pour une époque grotesque.
Le plus beau reste son attitude altière et décontractée de rockstar une fois qu’il a basculé dans la violence et revêtu son costume. Voila un homme qui ne peut se sentir bien que dans le chaos. Il n’y a pas grand-chose à faire contre ce genre de personnage.